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Rétrospective d’un centenaire de champions

Hé, Louis Rubenstein, avec votre superbe chapeau melon noir, moustache et sens de l’aventure, auriez-vous pu imaginer que 100 ans après avoir créé votre premier championnat canadien officiel de patinage artistique en 1914, le Canada compterait la plus grande équipe de patineurs au monde aux Jeux olympiques de Sotchi?

Votre participation au premier championnat du monde officieux de patinage artistique, à Saint‑Pétersbourg, en Russie, en 1890, n’avait pas été chose facile pour vous – et vous avez gagné contre toute attente – mais, à présent, la voie que vous aviez tracée nous ramène en Russie, de nouveau cette année, et le 100e anniversaire de l’événement servira à sélectionner l’équipe qui se rendra à Sotchi. Et, au fil des ans depuis 1914 (lorsque seulement trois disciplines étaient disputées), quels souvenirs vos travaux ont créés.

La danse de championnat ne s’est pas amorcée avant 1935, mais Lady Evelyn Grey, fille du gouverneur général, a concouru en exécutant une valse officieuse en 1910. Voilà quel était le monde du patinage artistique à l’époque : un spectacle divertissant pour l’élite.

« Jusque dans les années 1950, les compétitions de patinage étaient principalement une activité sociale », a déclaré l’ancienne juge internationale de patinage, Jane Garden. « Elles ont commencé en Europe, dans les centres de villégiature de Suisse, en tant que divertissement pour la clientèle. » Lorsqu’elle a jugé son premier championnat canadien en 1965 (à Calgary), Jane a établi ses notes alors qu’elle était vêtue d’une robe de soirée (admettant quelques années plus tard qu’elle portait de longs sous-vêtements en dessous). Ses pairs et elle s’assoyaient sur des chaises, sur un tapis de caoutchouc, de l’un des côtés de la surface de glace. Une fois, alors que Jane était assise sur la chaise du bout, un patineur a perdu le contrôle, se précipitant comme un fou vers elle. Heureusement, le patineur s’est arrêté juste au moment de frapper le tapis. « J’étais prête à m’élancer », a soutenu Jane.

Sous la direction de Louis Rubenstein, le patinage est devenu plus sophistiqué et durant les années 1920 et 1930, le Canada comptait certains des meilleurs patineurs au monde : Constance Wilson Samuel qui a remporté neuf titres féminins nationaux et six titres de patinage en couple entre 1924 et 1938, Cecil Smith, deux fois championne canadienne qui s’est avérée populaire auprès des médias étrangers, Melville Rogers, cinq fois champion canadien entre 1926 et 1928, le dominant Montgomery Wilson qui détient toujours le record chez les hommes canadiens grâce à neuf titres nationaux entre 1929 et 1939 et Ralph McCreath, gagnant de trois titres masculins. Ils ont tous excellé sur la scène internationale et beaucoup d’entre eux ont aussi concouru en patinage en couple et en danse – et même dans une épreuve de patinage en quatuor. C’était ce que faisaient les patineurs de l’époque.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les choses n’ont plus jamais été les mêmes après qu’une toute petite Barbara Ann Scott termine deuxième dans son premier championnat canadien senior en 1941, lorsqu’elle n’avait que 12 ans, derrière Mary Rose Thacker, mais devant la championne de 1940, Norah McCarthy. « Il peut être très décourageant pour une adulte de voir un juge décider en faveur d’une jeune fille qui passe son temps entre ses apparitions – comme je le faisais – assise dans un vestiaire avec une poupée de Charlie McCarthy sur ses genoux, à pratiquer la ventriloquie », Barbara Ann Scott a écrit dans son autobiographie, Skate With Me.

À ce moment, les Canadiens patinaient souvent sans musique enregistrée. Ils arrivaient aux championnats nationaux avec une feuille de musique annotée et étaient accompagnés par un pianiste sur place. Habituellement, un type du nom de Jack Jardine était prêt à offrir ses services.

En 1946, Ralph McCreath a laissé une impression durable lorsqu’il a remporté l’épreuve masculine, vêtu de son uniforme militaire. Ce fut une performance dramatique. Chaque fois que Ralph exécutait un saut, Jack retirait ses mains du clavier et ne jouait pas la prochaine note avant que Ralph termine le saut. « Après un bout de temps, les patineurs ont commencé à se plaindre que Jack modifiait le tempo », a signalé Jane. « Et, s’il ne vous aimait pas, il vous rendait la vie difficile ». Il accélérait ou ralentissait le tempo.

Après que la disponibilité de musique enregistrée se soit accrue, les patineurs et les entraîneurs passaient de longues heures dans le magasin de Sam Sniderman, à Toronto, essayant de trouver le morceau de musique parfait. « Il nous laisser ouvrir les disques et les faire jouer », a fait observer Jane. Jusqu’en 1985, aux championnats à Moncton, N.-B., les patineurs utilisaient toujours de la musique sur des disques vinyles, qui étaient souvent retenus par les services de sécurité aéroportuaire parce que beaucoup ne se rendaient pas compte que les disques spécialement enregistrés comptaient une pièce insérée en métal.

Ces championnats canadiens à Moncton ont aussi marqué la première fois que les résultats ont été calculés au moyen d’un ordinateur, placé à la tribune des juges sur une nappe qui a produit tellement d’électricité statique que tout a été effacé pendant une journée ou deux.

Certaines des étoiles du patinage les plus brillantes du Canada – et elles sont nombreuses – ont gagné haut la main les championnats canadiens sur la route des honneurs mondiaux. Les championnats canadiens sont spéciaux pour chacun d’entre eux. « Les partisans sont le meilleur aspect des championnats canadiens », a déclaré Victor Kraatz, qui, avec Shae-Lynn Bourne, a remporté dix titres nationaux seniors, plus que tout autre patineur canadien dans un seul événement. « Les partisans sont vraiment ce qui mène les championnats canadiens. Ils reviennent d’une année à l’autre, même lorsque l’économie ne se porte pas si bien. L’inspiration qu’on obtient d’enthousiasmer les spectateurs était toujours l’une de nos composantes lorsque nous concourrions. »

Beaucoup se souviendront de l’année que 14 000 patineurs canadiens au Copps Coliseum, à Hamilton, ont scandé : « Six! Six! Six! », après que Shae-Lynn et Victor ont exécuté leur programme légendaire Riverdance en 1998. Les juges ont écouté, leur attribuant six notes de 6,0. Ce fut la première fois que Shae-Lynn et Victor ont reçu des notes parfaites.

Cinq ans plus tôt, lorsque la popularité du patinage battait son plein, l’ancienne championne canadienne de patinage en couple, Sandra Bezic, se rappelle de l’atmosphère grisante qui entourait la rivalité entre Kurt Browning et Elvis Stojko. La foule à Hamilton, Ont., hurlait sans arrêt. Sandra avait chorégraphié le mémorable programme de Kurt, inspiré de Casablanca. Les deux patineurs ont patiné de leur mieux et avaient la foule en haleine. Kurt a rallié tous les juges et gagné.

Les souvenirs des champions ne sont pas toujours prestigieux. Frances Dafoe et Norris Bowden s’efforçaient d’être membres de l’équipe olympique en 1952, mais on leur avait dit qu’ils n’étaient pas assez bons. « N’y prêtons pas attention », a déclaré leur entraîneur Sheldon Galbraith. « Travaillons seulement pour ce que nous essayons d’accomplir. »

Les championnats canadiens de cette année se tenaient à Oshawa, mais un blizzard avait perturbé le transport pour se rendre à l’événement. Lorsque Frances et Norris sont finalement arrivés, en dépit de la neige abondante, ils se sont rendu compte que leurs chambres d’hôtel avaient été données à d’autres personnes.

Le colonel Sam McLaughlin, industriel canadien de l’automobile et philanthrope, a eu la bonté de les inviter chez lui. Mais, étant donné qu’ils devaient concourir non seulement dans l’épreuve de patinage en couple, mais aussi dans trois épreuves de danse, Frances était très nerveuse. Norris a suggéré qu’ils aillent faire une marche. Mais, à leur retour, ils ont constaté que les McLaughlin étaient partis et avaient verrouillé la porte alors que leurs patins se trouvaient dans la maison. Norris a réussi à ouvrir une fenêtre, ils ont récupéré leurs patins et se sont rendus à la patinoire.

Ils n’étaient pas encore sortis du bois. À la marque de deux minutes de leur programme de patinage en couple de cinq minutes – celui qui allait leur permettre de se rendre aux Jeux olympiques – leur musique s’est arrêtée. L’entraîneur Sheldon Galbraith leur avait dit de continuer à patiner, peu importe ce qui arrive. Deux minutes plus tard, la musique est revenue et Frances et Norris suivaient exactement le rythme. Ils ont gagné et ainsi pu concourir à leurs premiers Jeux olympiques. En fait, ils ont remporté toutes les épreuves auxquelles ils ont participé à ces championnats canadiens, malgré tous leurs problèmes.

Jusqu’à ce qu’ils gagnent leur premier championnat du monde, Frances et Norris avaient payé toutes leurs propres dépenses pour prendre part aux compétitions.

Donald Jackson n’avait que 14 ans lorsqu’il a patiné à son premier championnat canadien (niveau junior), à Toronto, en 1955. Il avait une nouvelle coupe de cheveux. Ses patins brillaient. Et, ses parents avaient fait repasser son costume. À l’hôtel Ford, où ils étaient hébergés, le père de Donald, George, a demandé à son fils, alors qu’ils s’apprêtaient à aller à la patinoire : « Don, est-ce que tu as tout? »

« Oui, papa », a répondu Donald. Son père lui a reposé la même question. « Pas d’inquiétude », a répliqué Donald. « J’ai absolument tout. »

À la patinoire, lorsque Donald est allé dans le vestiaire, il s’est aperçu à son plus grand désarroi que le pantalon manquait. L’hôtel avait mis le costume sur deux cintres différents et le pantalon était accroché derrière la porte du placard. Son père George a dû se précipiter. Donald raconte que son père est retourné à l’hôtel en tramway et a récupéré le pantalon cinq minutes avant que Donald n’aille sur la glace. Comme si de rien était, Donald a exécuté un style libre si enthousiasmant qu’il a reçu une bruyante ovation à la Varsity Arena et a gagné, battant Bob Paul. C’était la première participation de Donald au championnat canadien.

À l’instar de Donald et de Frances, Sandra Bezic se souvient le mieux de son premier. En 1966, elle n’était âgée que de neuf ans et avait eu la rougeole la semaine précédente. En raison de sa maladie, les Bezic étaient arrivés seulement la journée de l’événement, à Peterborough, conduisant dans une tempête de neige. Sandra et son frère de 12 ans, Val, ont terminé en avant-dernière place, étaient ravis de ne pas être les derniers et sont retournés directement à la maison. « Nous n’avions aucune idée », a fait remarquer Sandra. L’année suivante, Val et elle ont remporté le titre de patinage en couple novice au championnat. « Puis, le reste se fond dans un brouillard », fait observer Sandra. Les Bezic ont remporté cinq titres seniors de 1970 à 1974.

Il en fut de même pour Maria Jelinek et son frère, Otto, qui ont dû jouer le second rôle derrière Barbara Wagner et Bob Paul avant qu’ils ne remportent eux-mêmes deux titres nationaux. Mais, son premier souvenir? Son premier championnat canadien en 1955, à Toronto. Elle avait 12 ans et des couettes et Otto était âgé de 15 ans. À l’origine, ils n’avaient aucune intention de concourir au championnat canadien de cette année, mais l’entraîneur Bruce Hyland a dit en passant que vu que c’était si près, pourquoi ne pas concevoir un programme et y prendre part?

Ils avaient concouru contre une équipe de patinage en couple beaucoup plus âgée qu’eux, mais après l’échauffement, l’équipe s’est retirée, se rendant peut-être compte qu’elle n’allait pas gagner. Bruce Hyland était vexé, croyant que si l’équipe se retirait, l’épreuve ne serait pas comptée comme une compétition, mais les officiels ont déterminé qu’étant donné que l’équipe s’était échauffée sur la glace, ils faisaient partie de la compétition. Les Jelinek sont allés sur la glace et, naturellement, ils ont gagné.

Contrairement à beaucoup d’autres patineurs, Victor Kraatz se souvient de chacune de ses dix victoires de 1993 à 2003. « Ce sont des souvenirs très clairs, parce qu’il s’agissait d’un moment de notre développement qui indiquait habituellement que nous participerions aux championnats du monde », a-t-il dit. Ce fut monumental, toutefois, lorsque Shae-Lynn et lui ont remporté le titre junior en 1992. Shae-Lynn avait porté un casque pour s’entraîner après avoir fait une chute durant l’entraînement avant l’événement. Mais, Victor, originaire de Suisse, s’en souvient comme première compétition qu’il ait gagnée au Canada.

Il se rappelle des jalons. Chaque année, ils exécutaient un programme complètement différent de celui de l’année précédente. Tous les trois ou quatre ans, ils avaient des entraîneurs différents. Toutefois, le souvenir le plus cher de Victor est la période passée avec Josée Picard et Eric Gillies, parce qu’ils étaient des entraîneurs canadiens qui se souciaient de la puissance du sport au pays, a-t-il affirmé.

Surtout, il se souvient de la camaraderie entre les joueurs et de l’appréciation des villes au pays où les championnats se déroulaient. « Ça m’a donné une idée de ce qu’était le pays », a-t-il signalé. Contrairement à 1914, il ne s’agit plus d’une compétition entre quelques clubs à Montréal et Ottawa. Les meilleurs patineurs au Canada se rendent à l’événement tous les mois de janvier.

Beverley Smith